"Rien sur nous sans nous" : Emmanuelle Aboaf partage sa vision de l'accessibilité numérique

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À l’occasion de la Journée mondiale de sensibilisation à l’accessibilité numérique (GAAD), Emmanuelle Aboaf, développeuse sourde, partage son regard sur les bonnes pratiques à adopter pour un numérique plus inclusif.

Actualités - Publié le 12/05/2025 - Mis à jour le 12/05/2025

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Grâce à son expérience et son expertise, elle nous partage des exemples concrets de bonnes pratiques, les écueils encore trop fréquents sur le web, et surtout, un message fort : l’accessibilité n’est pas un luxe, c’est un droit – et un levier pour l’innovation universelle. Ses réponses en 3 questions.

En tant que développeuse sourde, as-tu un ou deux exemples concrets de bonnes pratiques d'accessibilité que tu aimerais voir généralisées ?

"Si je devais en citer deux, ce serait les contrastes et les formulaires. 

Pour les contrastes, il est important de respecter le ratio entre la couleur du texte et l'arrière-plan du texte.  Si la couleur du texte est trop foncée ou trop claire par rapport à son arrière-plan, on ne le verra pas. En respectant le ratio, on peut être sûr que tout le monde peut lire le texte quelque soit sa vue. Personnellement, en plus d'être sourde, j'ai la cataracte précoce, un handicap temporaire, qui m'empêche de bien lire les textes si les couleurs ne sont pas compatibles. Je ne supporte plus les thèmes clairs qui me font mal aux yeux, de ce fait, je privilégie le thème sombre. Mais souvent avec le thème sombre, le texte n'est pas suffisamment lisible à cause de sa couleur non compatible avec ce thème. C'est pourquoi le respect des ratios entre les couleurs est important. Si on ne le respecte pas, le texte ne sera pas lisible par tout le monde. Je vois régulièrement ces problèmes en particulier avec les sous-titres !

Le deuxième est le formulaire. Les personnes aveugles et malvoyantes rencontrent beaucoup de soucis avec les formulaires pour la simple raison que les champs ne sont pas correctement étiquetés. Pourtant, il suffit de mettre l'attribut FOR sur la balise LABEL qui porte le même nom de l'ID de son INPUT. Je suis consciente que cette phrase ne veut rien dire pour les personnes non-initiés à la programmation. Ce sont des balises HTML. C'est grâce au HTML qu'on créé les sites internet. C'est une technologie qui existe depuis plus de 30 ans. Si on ne met pas ces attributs correctement, les noms de champs ne seront pas vocalisés au lecteur d'écran qu'utilise la personne aveugle ou malvoyante. Grâce à ces attributs ID et FOR, le lecteur d'écran pourra vocaliser les noms des champs et donc aider la personne à renseigner les bonnes informations sur le bon champ.

On sous-estime beaucoup l'importance de maîtriser le HTML. J'ai l'impression qu'on néglige de plus en plus la sémantique HTML qui garantit l'essentiel de l'accessibilité des sites webs. Un bon site accessible, c'est respecter les bonnes pratiques du HTML."

L'accessibilité numérique est souvent pensée en dernier. Pourquoi, selon toi, est-il essentiel de l'intégrer dès la conception ?

"Nous sommes 12 millions de personnes handicapées en France. En ne rendant pas accessible, on prive une partie de la population du contenu numérique. J'aimerais que l'accessibilité soit davantage enseignée à l'école et dans les formations pour que les bonnes pratiques d'accessibilité soient respectées que ce soit sur les sites internet, les contenus numériques et papiers ainsi que sur les réseaux sociaux. D'ailleurs, nous avons le référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) qui garantit l'accessibilité des contenus numériques. Il y a une centaine de critères, ça peut être fastidieux mais c'est nécessaire si on veut que les contenus numériques soient accessibles aux personnes handicapées. Si on prend en compte l'accessibilité dès le début de la conception, ça coûtera moins cher que de le faire à la fin. Si on le fait qu'à la fin, on sera obligé de refaire tout ce qui ne va pas et, au final, ça va coûter plus cher. Du coup, on se dit "tant pis, ce n'est pas grave, on le fera plus tard". Ce "tant pis" exclut donc les personnes handicapées parce qu'on n'a pas pensé à l'accessibilité dès le début !

L'accessibilité numérique est citée dans la loi du 11 février 2005. 20 ans plus tard, encore trop peu de sites sont accessibles aux personnes handicapées. Selon l'Observatoire du respect des obligations d'accessibilité, sur environ 5000 sites audités, moins de 3% respectent les obligations d'accessibilité."

Selon toi, en quoi des solutions pensées pour les personnes sourdes ou malentendantes - ou plus largement pour les personnes en situation de handicap - peuvent-elles aussi bénéficier à tout le monde ?

 

"Les sous-titres sont très utilisés dans les vidéos et cela profite à tout le monde. De nombreuses personnes autistes m'ont dit que les sous-titres les aident énormément. Au départ, les sous-titres ont été pensés pour les personnes sourdes et malentendantes avant d'être généralisés au plus grand nombre. Maintenant, je vois de plus en plus de personnes entendantes qui visionnent les vidéos avec les sous-titres. Du coup, la popularité des sous-titres profite énormément aux personnes handicapées. Mais malheureusement, des personnes prennent trop de libertés avec les sous-titres. Quand on ne respecte pas les contrastes des sous-titres, la police, la taille de la police et la vitesse, les sous-titres deviennent totalement illisibles. Même avec des animations, des clignotements ou des défilements "mot à mot" peuvent provoquer des gênes oculaires et des vertiges. Les sous-titres sont là pour être lus et compréhensibles par tout le monde, c'est le principe même de l'accessibilité. Mais si on ne les voit pas correctement, ils ne sont plus du tout accessibles.

On a bien vu que les télécommandes et les SMS, pour en citer quelques-uns, ont été d'abord pensés pour les personnes handicapées avant d'être utilisés par tout le monde. Ils sont devenus universels !

Aussi, quand on conçoit les outils et services dédiés aux personnes handicapées, demandons leur avis ! Il est important de solliciter l'avis des personnes concernées avant de les créer. Si nous n'avons pas leur aval, tout ce travail ne servira à rien. D'où le célèbre slogan aux USA : "Rien sur nous sans nous" ("Nothing about us without us" en anglais). Dans la tech, il y a encore trop peu de personnes handicapées. Par mon travail et ma prise de parole dans des divers conférences, j'essaie de sensibiliser les personnes sur l'importance d'inclure les personnes handicapées, de les embaucher et de les former. La tech est un formidable tremplin et nous vivons, en ce moment, une véritable révolution technologique notamment avec l'émergence de l'intelligence artificielle. Mais si on ne les inclut pas, on va encore plus les exclure. Il y a de la place pour tout le monde dans la tech !"

Un message fort à retenir : concevoir accessible, c'est inclure dès le départ.

L'accessibilité numérique n'est pas une option, c'est un droit, un enjeu d'équité mais aussi un levier d'innovation au service de toutes et tous. Merci à Emmanuelle Aboaf pour ce témoignage éclairant.

Son témoignage fait écho aux résultats de l’enquête menée par Infosens en 2024 sur l’accès aux services numériques des personnes sourdes ou malentendantes : 39 % des personnes interrogées déclarent rencontrer des difficultés dans leurs démarches en ligne. Ces obstacles concernent notamment la lisibilité des contenus, la compréhension des informations, ou encore l’absence de traduction en langue des signes.
 

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